par Allan Levine
Difficile de dire à quel moment le Canada a commencé à être plus ouvert à la tolérance et au multiculturalisme. Peut-être après l’Holocauste.
Les nouvelles de l’extermination massive des Juifs en Europe commencèrent à circuler vers 1942. Même si ces histoires étaient difficiles à croire, et souvent reléguées aux dernières pages des journaux, elles devenaient impossibles à ignorer. Un reportage de la Presse canadienne à Londres, en Angleterre, datant du 24 juin 1943 rapportait, dans un article horrifiant, que les Juifs de la Pologne occupée étaient « ébouillantés » par les nazis. L’histoire du reporter Scott Young reposait sur des informations fournies par des mouvements clandestins polonais qui rapportaient l’existence de camps d’extermination dirigés par les nazis dans l’est de la Pologne. L’article était cependant inexact quant au mode d’extermination, puisque des millions de Juifs furent tués par le gaz Zyklon B et non par la vapeur, mais il était juste dans son affirmation que des assassinats massifs prenant des proportions dépassant tout entendement se produisaient dans l’Europe occupée par les nazis. À partir de 1943, les journaux et magazines commencèrent à publier de plus en plus d’articles sur ces exterminations. Ce n’est que plus tard, lors des procès de Nuremberg, que la population découvrit la portée réelle de ce qui s’était produit dans ces camps. Ces procès donnèrent lieu à la création d’un nouveau mot visant à décrire cette horreur : le génocide.
Les révélations sur l’Holocauste marquèrent le début d’un changement graduel des attitudes à l’égard des Juifs et d’autres minorités, le premier pas d’un très long voyage sur la voie du multiculturalisme dont les Canadiens sont aujourd’hui si fiers. En octobre 1946, à la fin du premier procès de Nuremberg impliquant des criminels de guerre nazis, un sondage de la firme Gallup révélait que les Canadiens considéraient les Juifs comme l’un des groupes d’immigrants les moins désirables, tout juste devant les Japonais, bons derniers. Les immigrants allemands étaient les plus populaires, et ce, malgré les atrocités commises pendant la guerre. Le Canada, qui affichait une sympathie apparente pour les survivants de l’Holocauste, continuait de mettre des bâtons dans les roues des réfugiés juifs et d’autres pays de l’Europe de l’Est qui voulaient entrer au pays. Ils continuaient de susciter la méfiance des Canadiens.
Les principes définissant le Canada comme un pays blanc, anglo-saxon et chrétien remontaient à plus d’un siècle. J.S. Woodsworth, disciple de l’Évangile sociale et un des fondateurs de la Fédération du commonwealth coopératif (prédécesseur du Nouveau parti démocratique), était un politicien canadien exemplaire. Et pourtant, il a écrit dans son livre datant de 1908, Strangers Within Our Gates, que pour prospérer, les nouveaux immigrants devaient assimiler les valeurs et coutumes de la société canadienne, telles qu’édictées par la majorité blanche, anglo-saxonne et protestante. Selon Woodsworth, les Britanniques, Scandinaves, Allemands et Français faisaient de bien meilleurs Canadiens que les « Hébreux », les « Slaves » et les « Orientaux ». Les « Nègres » et les peuples des Premières nations étaient, selon lui, encore plus méprisables.
Avant 1950, peu de Canadiens d’origine britannique ou française auraient adopté la position de Jane Addams, activiste sociale américaine détentrice d’un prix Nobel. Mme Addams, qui en 1889 a ouvert une maison d’accueil à Chicago afin d’offrir divers services aux immigrants, affirmait que la culture et les valeurs des nouveaux arrivants étaient une richesse pour l’ensemble de la société. Ses idées avant-gardistes étaient partagées par Horace Kallen, philosophe de Harvard qui, en 1924, inventa le terme « pluralisme culturel » pour introduire l’idée radicale selon laquelle la diversité, plutôt que la conformité, était un développement positif.
En cette ère où le concept de race était primordial, les universitaires, hommes d’Église, physiciens, réformateurs, philanthropes et politiciens canadiens étaient d’avis que ces étrangers appauvris, incultes et immoraux étaient des indésirables, et présentaient un danger pour la santé et l’avenir de la société canadienne. Comme l’a si bien dit un enseignant d’une école publique de Toronto quelques années avant la Première Guerre mondiale, « les Canadiens sont propres, rangés et sincères, contrairement aux étrangers ».
Né en 1874, William Lyon Mackenzie King, premier ministre pendant la majeure partie de la période s’écoulant entre 1921 et 1948, entretenait des idées typiques de son époque sur l’immigration. Dans son journal, Mackenzie King qualifiait souvent les Noirs de « darkies », élucubrait longuement sur les Juifs, qu’il jugeait essentiellement « indésirables » - il prit même les grands moyens pour s’assurer qu’aucun Juif n’achèterait une propriété près de sa demeure de Kingsmere, à Gatineau, au Québec – et craignait l’afflux des immigrants orientaux. Le 6 août 1945, après avoir appris que les États-Unis avaient largué une bombe atomique sur Hiroshima, il écrivit dans son journal : « Heureusement que la bombe a été lâchée sur des Japonais plutôt que sur les races blanches d’Europe ». Et il n’était certainement pas le seul Canadien à entretenir de telles idées.
En mai 1947, lors d’un discours important sur la politique d’immigration d’après-guerre du gouvernement fédéral libéral, Mackenzie King établit clairement que le Canada continuerait d’être sélectif quant aux immigrants qu’il autoriserait à entrer au pays, et que les restrictions imposées aux immigrants provenant d’Asie, instaurées depuis le milieu des années 1880, ne seraient pas levées afin « de ne pas modifier la composition fondamentale de la population canadienne ». Mackenzie King affirmait, du même souffle, ne faire preuve d’aucune discrimination. « Je tiens à être clair, déclara-t-il, le Canada a tout à fait le droit de sélectionner les personnes qu’il considère comme de futurs citoyens désirables. Entrer au Canada n’est pas un "droit humain fondamental", mais un privilège. »
La référence de Mackenzie King aux droits humains fondamentaux concernait les pourparlers entourant la proposition de Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). En 1946, les Nations Unies avaient nommé Eleanor Roosevelt à la tête d’un comité international chargé de se pencher sur les droits de l’homme et de les enchâsser dans une charte des quatre libertés, formulée par son défunt mari, l’ancien président des É.-U., Franklin D. Roosevelt. Dans sa charte, ce dernier voulait libérer les hommes de la crainte et de la misère, et leur accorder la liberté de parole et de croyance. Un chercheur en droit canadien, John Humphrey de Montréal, fut nommé directeur des droits de la personne au Secrétariat des Nations Unies et participa à la rédaction de la Charte.
Pendant près de deux ans, la Déclaration fut jugée problématique par Mackenzie King et d’autres politiciens canadiens, comme Lester Pearson, nommé secrétaire d’État aux Affaires extérieures en 1948. Tous s’inquiétaient de la façon dont cette protection universelle des droits de l’homme serait interprétée. Même si la Déclaration n’était pas un document contraignant, le gouvernement fédéral sentait qu’il serait tenu, moralement, d’y adhérer, malgré la formulation assez vague de ses dispositions.
En 1947 et 1948, alors que l’on débattait de la Déclaration, des fonctionnaires canadiens réfléchissaient à l’incidence que la Charte aurait pu avoir sur la décision du gouvernement fédéral d’interner plus de 20 000 Japonais en 1942 (dont la plupart étaient naturalisés ou nés au Canada), ou sur le traitement qu’il réservait aux Autochtones, privés de leurs droits culturels et politiques, et obligés d’envoyer leurs enfants dans des pensionnats. Dans le contexte des tensions mondiales qui déclenchèrent la Guerre froide, le gouvernement se demandait s’il ne devrait pas également limiter les droits des groupes communistes. En outre, on craignait qu’un soutien du gouvernement fédéral à la Déclaration ne contrevienne aux compétences provinciales, en vertu de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.
Au début de décembre 1948, l’anxiété était si grande à Ottawa au sujet que, sur les instructions du premier ministre Louis St-Laurent (le successeur de King) et de Pearson, la délégation canadienne aux NU à Paris s’abstint de voter sur la version préliminaire de la Déclaration. Ainsi, plutôt que de s’allier aux États‑Unis et à la Grande-Bretagne, dont les chefs appuyaient la Déclaration sans réserve, le Canada se retrouva du côté des pays du bloc de l’Est.
Compte tenu du fait que la Déclaration avait été rédigée, en partie, par un Canadien, John Humphrey, le refus du Canada ne passa pas inaperçu dans les enceintes des NU. Humphrey, plus particulièrement, était en état de choc : « Même si je savais que la promotion internationale des droits de l’homme n’était pas une priorité de la politique étrangère du Canada, je n’aurais jamais pensé que le gouvernement pouvait être indifférent au point de se retirer d’un vote aussi important. Sans doute, je n’aurais pas été en mesure d’arrêter le scandale, même si la délégation m’avait fait part de ses intentions, mais j’aurais au moins pu les alerter au sujet de la compagnie avec laquelle le Canada allait se retrouver. »
Quelques semaines plus tard, lors d’un débat à l’Assemblée générale des NU sur la version finale de la Déclaration, Pearson tenta d’expliquer, plutôt faiblement, la décision du Canada de faire valoir ses réserves sur la Charte et réitéra l’engagement du pays envers les droits de l’homme. Au moment du vote, le 10 décembre 1948, le Canada, comme l’avait prévu le gouvernement dès le départ, appuya l’adoption de la Déclaration par les NU dans l’espoir, comme l’affirma Pearson, « qu’elle marque un jalon important dans la marche vers l’avant de l’humanité .»
Difficile de mesurer l’effet immédiat de l’Holocauste et de la Déclaration sur les attitudes des Canadiens, mais les préjugés ont la vie dure. De la Colombie-Britannique à la Nouvelle-Écosse, par exemple, les restrictions concernant la présence des Juifs dans les centres de villégiature, les golfs et les clubs sociaux restèrent en place. En étudiant l’article « No Jews Need Apply », publié dans le Maclean’s du 1er novembre 1948, Pierre Berton découvrit que l’entreprise satellite du magazine, Maclean Hunter, n’engageait pas de Juifs non plus. « C’est la politique de l’entreprise », lui a-t-on répondu.
La même année, on informa une famille juive que leur jeune fils ne pourrait pas se joindre au club de ski Puffin de Winnipeg parce que les Juifs ne sont pas admis comme membres. Le responsable des abonnements leur expliqua que les « Juifs sont agressifs et pourraient prendre le contrôle du club ». Dans les années 1960, la faculté de médecine de l’Université McGill « limitait le nombre d’étudiants juifs à un strict dix pour cent », selon l’historien Gerald Tulchinsky. Et en 1962, deux firmes d’avocats de Winnipeg offrirent un poste de stagiaire à Jack London, alors étudiant en droit à l’Université du Manitoba, mais revinrent sur leur parole lorsqu’elles apprirent qu’il était Juif. London deviendra plus tard un des meilleurs avocats du Canada et le doyen de la faculté de droit de l’Université du Manitoba.
Les Noirs canadiens étaient également victimes de discrimination. Dans le sud-ouest de l’Ontario et en Nouvelle-Écosse, régions où il y avait de grandes communautés noires, les écoles furent ségréguées jusque dans les années 1960. Dans les années 1950, des commerçants de la ville de Dresden, dans le sud-ouest de l’Ontario, livrèrent une lutte acharnée pour le droit d’installer des affiches « blancs seulement » sur les portes de leurs magasins, restaurants et salons de coiffure. Dans la plupart des communautés, cette règle était tacite. À Vancouver, Toronto, Halifax, Windsor et dans d’autres communautés, les Noirs ne pouvaient pas séjourner dans les hôtels et ne pouvaient pas fréquenter les restaurants.
En novembre 1946, Viola Desmond, une femme noire de 32 ans de Halifax qui tentait de voir un film dans un cinéma de New Glasgow, fut arrêtée et incarcérée pendant toute une nuit après avoir refusé, à la demande du propriétaire du cinéma, de s’asseoir au balcon, dans la section réservée aux Noirs. Plus de dix ans plus tard, en février 1959, un article du Toronto Star sur les neuf mille « nègres » du Toronto métropolitain, concluait que même si les « préjugés flagrants de la période de l’après-guerre sont dissipés, ces derniers sont maintenant remplacés par une discrimination plus subtile et plus ciblée ». Toute personne qui n’était pas un protestant de race blanche et d’origine anglo-saxonne était visée. Lorsque des immigrants italiens montaient à bord des tramways de la ville, il n’était pas rare d’entendre des commentaires désobligeants du genre « sale rital » ou « retourne en Italie ».
De nombreux leaders de la politique canadienne partageaient ces préjugés ou niaient le problème. Vers la fin de 1947, Charles Daley, ministre du Travail de l’Ontario, expliqua au rabbin Abraham Feinberg du comité mixte des relations publiques du Congrès juif canadien et de B’nai B’rith « que de nos jours, la discrimination fondée sur la race est essentiellement une vue de l’esprit ». Quelques mois plus tard, son collègue, le procureur général Leslie E. Blackwell déclara à l’Assemblée législative de l’Ontario « que nulle autre contrée au monde n’est plus tolérante que l’Ontario ».
D’autres politiciens fédéraux et provinciaux adoptèrent une approche plus réaliste et éclairée, reconnaissant que les injustices persistaient au pays et acceptant leur obligation morale, en vertu de la DUDH, d’apporter des changements positifs, contre vents et marées. En mai 1947, avant même l’adoption de la Déclaration, le gouvernement fédéral abrogea la Loi d’exclusion des Chinois de 1923, qui fermait les portes du Canada aux immigrants chinois. La même année, la Colombie-Britannique accorda aux Sino-Canadiens le droit de voter. Le gouvernement fédéral fit de même en 1948, après avoir abrogé l’Acte des élections fédérales, qui permettait de refuser aux Sino-Canadiens le droit de voter pour des motifs raciaux. D’un autre côté, jusqu’à ce que des changements soient apportés à la loi en 1960, les Premières Nations du Canada ne pouvaient voter aux élections fédérales que s’ils renonçaient à leurs droits issus de traités et à leur statut en vertu de la Loi sur les Indiens.
Leslie Frost, premier ministre de l’Ontario de 1949 à 1961, comprenait mieux que ses contemporains l’importance de la DUDH. Lors du 12e anniversaire de la Charte en décembre 1960, il rappela aux citoyens de l’Ontario « leur devoir de défendre les droits des autres ». Et pourtant, même lui croyait, en 1949, qu’il n’était pas nécessaire d’instaurer de nouvelles lois, puisque les Canadiens étaient un « peuple démocratique ». Cependant, il reconnaissait l’importance de défendre les droits de la personne, plus particulièrement dans le contexte de la lutte contre le communisme qui sévissait pendant la Guerre froide. Comme lui a si bien dit le rabbin Feinberg : « Il ne sert à rien de tenter de défendre la démocratie occidentale contre le communisme si un homme ou une femme ne peut pas obtenir d’emploi en raison de sa race, de sa religion ou de sa couleur. »
À partir de 1950, le gouvernement Frost adopta plusieurs lois importantes en matière de droits de la personne, notamment la loi de 1951 sur les pratiques d’emploi équitables, la loi de 1954 sur les accommodements équitables, et la loi de 1958 sur la commission antidiscrimination de l’Ontario. Ces lois, et d’autres interdisant la discrimination en milieu de travail et dans les lieux publics, ainsi que la discrimination fondée sur la race ou la religion lors de la vente de biens immobiliers, furent consolidées en 1962 par le successeur de Frost, John Robarts, dans le Code des droits de la personne de l’Ontario.
Des recherches menées par les historiennes Carmela Patrias et Ruth A. Frager laissent entendre qu’au début des années 1950, les pressions exercées par des organismes représentant les Juifs, les Japonais, les Africains et d’autres groupes ethniques réussirent à convaincre Frost, signe que le Canada évoluait. Le premier ministre avait également senti que le vent tournait dans l’opinion publique et décida d’en profiter. Il maintint sa position, même devant la critique.
Lors des débats entourant l’adoption de la loi interdisant la discrimination dans la vente de biens immobiliers en 1950, le juge de l’Ontario, J.A. McGibbon, se plaignit en privé à Frost, son compagnon de pêche : « Je n’arrive pas à croire que c’est maintenant le gouvernement qui va me dicter à qui je dois vendre ma propriété et qui seront mes prochains voisins. Je ne veux pas de Noirs ou de Juifs à côté de chez moi, et je suis convaincu que tu penses comme moi. » Frost lui répondit poliment que son intolérance était d’une autre époque.
Cinq autres provinces suivirent l’exemple de l’Ontario, mais pas le Québec, où le premier ministre Maurice Duplessis rejeta la loi antidiscrimination en invoquant qu’il suffisait aux Québécois de lire la Bible. Duplessis dirigea la province entre 1936 et 1939, et ensuite entre 1944 et 1959, et était reconnu pour ses violations aux droits de la personne. Son gouvernement adopta l’infâme Loi du cadenas en 1937, accordant à la police le droit de fermer tout établissement faisant la promotion du « communisme », un terme dont la définition très élastique englobait les syndicats et d’autres groupes.
Pendant ce temps, à Ottawa, John Diefenbaker et les Progressistes-Conservateurs, qui avaient remporté les élections en 1957 et 1958, adoptèrent la Déclaration des droits en 1960. Diefenbaker, « défenseur de la première heure des libertés civiles », comme l’a décrit son biographe Denis Smith, rêvait d’une Déclaration des droits enchâssée dans la Constitution, même si cela se révélait impossible. Il se contenta donc d’une loi sur les droits de la personne, ne régissant que les libertés relevant des compétences fédérales. Même si Diefenbaker considérait la Déclaration des droits comme sa plus importante réalisation, il faudra attendre la Charte des droits et libertés de 1982 pour garantir ces droits aux Canadiens, comme il l’avait imaginé.
Au cours des années 1950, on voit poindre plusieurs changements positifs. Partout au pays, les gens d’autres couleurs, d’autres origines ou d’autres religions, surtout des hommes, ont accès à de nouvelles possibilités d’emploi. Par exemple, en 1950, Harry Batshaw est nommé à la Cour supérieure du Québec, devenant le premier juge juif dans un tribunal supérieur canadien.
Les électeurs votent pour des politiciens de diverses origines. En 1949, l’année où les Premières Nations de la Colombie-Britannique obtiennent le droit de voter aux élections provinciales, Frank Calder, un chef Nisga’a, devient le premier Indien inscrit au Canada à être élu à l’Assemblée législative de la province. Les maires d’Edmonton et de Winnipeg, élus en 1951 et 1956, respectivement, étaient d’origine ukrainienne. Et son appartenance au Parti communiste pendant la Guerre froide n’empêcha pas Jacob Penner, un mennonite né en Russie, de conserver son siège au conseil de ville de Winnipeg dans les années 1950.
C’est également pendant cette décennie que quatre villes, Toronto, Halifax, Saskatoon et North York, en Ontario, éliront des maires juifs. Ces victoires politiques témoignent de la plus grande tolérance de la population et sont un signe que « la race ou l’origine n’est plus un obstacle à l’occupation d’une charge publique », comme l’a souligné un journaliste du Toronto Star en 1955 lors de la seconde victoire du maire juif, Nathan Phillips. Oui, les progrès sont bien réels, mais les préjugés ont toujours la vie dure, même dans les années qui suivront.
Faisons un bond de cinq décennies. Lorsque Kathleen Wynne est devenue la première ministre de l’Ontario, en 2013 (après la démission de Dalton McGuinty), pour ensuite former un gouvernement majoritaire à l’issue de l’élection provinciale de 2014, le fait qu’elle était une femme, ouvertement homosexuelle de surcroît, est pratiquement passé inaperçu. En 2010, Naheed Nenshi, d’origine sud-asiatique, est devenu le premier maire musulman d’une grande ville d’Amérique du Nord lorsqu’il a été porté à la tête de l’hôtel de ville par les citoyens de Calgary. Brian Bowman, un Métis, sera élu maire lors de l’élection municipale à Winnipeg, le 22 octobre 2014. Ce sont là des réalisations remarquables et une indication claire que la tolérance est réellement une caractéristique canadienne.
Le pays a également reconnu qu’il avait été coupable de discrimination par le passé. En 1988, Brian Mulroney s’est excusé auprès des Japonais-Canadiens pour le traitement qui leur a été réservé pendant la Seconde Guerre mondiale; Stephen Harper, en 2008, s’est excusé auprès des Premières Nations pour la tragédie des pensionnats autochtones.
Le Canada a opéré un virage à 180 degrés depuis la première moitié du 20e siècle. L’antisémitisme n’est plus un problème pour les Juifs canadiens, et le racisme, sous toutes ses formes, n’est plus acceptable. En 1971, le gouvernement Libéral de Pierre Trudeau fait officiellement du multiculturalisme une politique canadienne. Et en 2005, le mariage de même sexe devient légal au Canada, un geste qui aurait été impensable même en 1970.
Cependant, rien de tout cela ne prouve que la discrimination et les préjugés ont disparu au Canada. On a rapporté, par exemple, de nombreuses altercations entre la police de Toronto et des membres de la communauté noire depuis la fin des années 1970. À Winnipeg, les relations entre la police de la ville et les Autochtones sont tendues depuis des années. Un sondage de Probe Research mené en septembre 2014 révélait que la majorité des résidents de Winnipeg croient en l’existence « d’un profond fossé racial entre les Autochtones et non-Autochtones ». Encore plus évocateur, un récent sondage auprès de 2 600 Métis, Inuits et membres des Premières Nations mené par Environics , conjointement avec l’Université des Premières Nations du Canada à Regina, montre qu’un pourcentage élevé d’Autochtones des villes des Prairies jugent que les non-Autochtones entretiennent des opinions négatives à leur sujet. La diversité est une valeur canadienne, et pourtant, un sondage Angus Reid de 2009 indique que 62 % des répondants sont d’accord avec l’énoncé suivant : « Les lois et normes ne devraient pas être modifiées pour accommoder les minorités ».
Il est difficile de contester la conclusion de l’auteure torontoise, Margaret Cannon, dans son ouvrage de 1995, The Invisible Empire: Racism in Canada: « Peut-être que nous n’insultons pas les gens sur la rue, mais nous affirmons clairement que les valeurs que nous voulons institutionnaliser sont celles des peuples fondateurs – les Blancs, catholiques ou protestants, de culture européenne et de philosophie occidentale ». Les débats antagonistes sur le port du niqab lors des cérémonies de citoyenneté pendant la campagne électorale fédérale de 2015 en sont un bon exemple. Et même si le nouveau gouvernement libéral maintient son engagement à accueillir des réfugiés syriens au Canada, les sondages menés vers la fin de 2015 indiquent que seulement un peu plus de la moitié des Canadiens appuient cette politique.
L’histoire de la tolérance au Canada est mitigée. Du point de vue juridique et des libertés civiles, il ne fait aucun doute que le pays a réalisé de grandes percées pour débarrasser la société du fléau de la discrimination. L’idée qu’à une certaine époque, un Chinois pouvait être accusé de « retenir les services d’une femme blanche à des fins immorales », comme ce fut le cas pour Horace Wing de Toronto, en 1913, lorsqu’il tenta d’engager Minnie Wyatt pour travailler dans son commerce, est tout simplement impensable aujourd’hui. Les préjugés risquent bien de ne jamais disparaître, tout comme le racisme; ils font partie de la nature humaine. Mais au moins aujourd’hui, contrairement à il y a 50 ans, nous reconnaissons cette tare de notre caractère national et tentons de l’effacer. Cet effort collectif est prometteur pour l’avenir.