par Mathieu Drouin
Lorsque l’on m’a proposé d’écrire cet article, mon intérêt pour cette fête s’est tourné non seulement sur les célébrations entourant le 24 juin, mais aussi sur ce que cet événement, la fête de la Saint-Jean-Baptiste, représentait pour les gens autour de moi. J’ai alors troqué temporairement ma casquette d’historien pour celle de journaliste, et j’ai demandé à plusieurs de mes proches – qui habitent tous la région de Québec – quelle était pour eux la signification de cette date, de cette fête. À ma grande surprise, j’ai obtenu une réponse uniforme de la part de la dizaine de personnes que j’ai sondé : « Il s’agit de la fête des Québécois / du Québec. » Leur étonnement a été visible lorsque je leur ai appris que la Saint-Jean-Baptiste était une fête plus vieille que le Québec lui-même, et à la signification largement plus étendue que son interprétation québécoise moderne.
Pour mieux saisir l’origine de la fête de la Saint-Jean-Baptiste, il faut s’attarder sur son emplacement sur le calendrier, c’est-à-dire dans les jours entourant le solstice d’été. Cette période de l’année lors de laquelle les jours sont les plus longs a été remarquée depuis longtemps par les premières civilisations, et a été célébrée comme un retour de l’abondance dans l’hémisphère nord. Plusieurs peuples antiques, tels les Babyloniens et les Celtes, invoquaient alors une divinité liée à la moisson pour lui demander de bonnes récoltes à la fin de l’été.
Dans la tradition judéo-chrétienne, le solstice d’été est directement relié à Jean le Baptiste, prédicateur juif qui aurait, selon l’Évangile de Luc, baptisé Jésus de Nazareth, son cousin. Jean serait né près du solstice d’été, ce qui vient contrebalancer la Nativité de Jésus, Noël, près du solstice d’hiver. Le soulignement de la naissance de saint Jean le Baptiste est attesté très tôt dans l’histoire occidentale, soit autour du 6e siècle. Les célébrations étaient alors essentiellement religieuses, mais incluaient également des feux de joie et des repas festifs après une journée de jeûne.
La fête de saint Jean le Baptiste a connu un développement marqué jusqu’à aujourd’hui. Ayant été élevé au rang de Solennité par le Vatican en 1969, le 24 juin représente maintenant une des fêtes les plus importantes de l’année liturgique, et l’événement est célébré en Belgique, en France, en Espagne, en Italie, au Danemark, au Portugal et, bien sûr, au Canada.
La tradition de la Saint-Jean-Baptiste a été amenée au Nouveau Monde par les colons français qui y ont immigré dès le 17e siècle. La trace la plus ancienne nous provient de 1606, alors que la ville de Québec n’avait pas encore été fondée. Des colons qui voyageaient en destination de l’Acadie se sont arrêtés sur les côtes terre-neuviennes le 23 juin, et ont célébré la nativité de saint Jean le Baptiste. Un autre témoignage est contenu dans la Relation des Jésuites, et mentionne les festivités organisées par le gouverneur de l’époque, Charles Huot de Montmagny.
Après la Conquête britannique, et surtout au 19e siècle, la Saint-Jean-Baptiste conserve son caractère religieux, mais prend également une tournure politique. Les Canadiens francophones catholiques profitent alors du 24 juin pour affirmer leur identité, en opposition aux Canadiens anglophones protestants et anglicans. En 1837-1838, alors que la tension sociale atteint son paroxysme, la fête n’est pas célébrée en raison des répressions militaires contre les Patriotes. Cette situation dure jusqu’en 1842, alors que la Saint-Jean-Baptiste reprend en y intégrant tant les feux traditionnels qu’une nouveauté, une procession religieuse précurseur du défilé québécois actuel. En 1880, la chanson Ô Canada, aujourd’hui l’hymne national du Canada, est chantée à Québec et devient instantanément populaire.
La Révolution tranquille apporte son lot de changements au Canada, et la fête de la Saint-Jean-Baptiste n’est pas épargnée. L’aspect religieux est évacué par la jeune génération au profit de revendications politiques, alors que le mouvement souverainiste québécois prend de l’ampleur. Cette tendance est confirmée par René Lévesque, premier ministre du Québec, en 1977. Celui-ci établit le 24 juin comme Fête nationale du Québec, mais le nom de Saint-Jean-Baptiste demeure pour nommer les célébrations. Par extension, au Québec, les termes Canadiens français et Québécois deviennent équivalents, tel que l’avait initié Maurice Duplessis, premier ministre du Québec, dans les années 1950.
Il s’est donc produit une évacuation des Canadiens français hors Québec de la Saint-Jean-Baptiste au Québec. Pourtant, la fête de la nativité de saint Jean le Baptiste est célébrée dans les communautés francophones partout au Canada. Le Festival franco-ontarien en est une des manifestations les plus éclatantes, et les Acadiens tiennent également des célébrations, bien que leur Fête nationale, le 11 août, soit généralement plus étendue.
Il est évident que la Fête nationale du Québec en tant que province est importante, mais laisser de côté les autres Canadiens francophones dans nos célébrations équivaudrait à nier nos racines françaises communes ainsi que notre culture forgée à travers des siècles d’adversité et de combats à la fois armés et rhétoriques. Au sein du multiculturalisme canadien, les francophones d’ascendance française se doivent d’être solidaires, afin que les communautés francophones minoritaires puissent continuer d’exister.