par Annmarie Adams et Peta Tancred
Dans les années 1960, Montréal était une véritable vitrine d’architecture moderne. De la Place Ville-Marie à la Place Bonaventure en passant par Expo 67, la ville vibrait au son des chantiers de construction. Des immeubles tout à fait remarquables poussaient comme des champignons, d’autant plus remarquables qu’ils avaient en grande partie été conçus par des femmes architectes. Comme le précise ce texte, adapté de Designing Women par Annmarie Adams et Peta Tancred de l’Université McGill, les femmes architectes de Montréal ont transformé bien plus que l’allure de la ville. Elles ont transformé toute une profession.
Dans les années 1960, marquées par le boom économique de l’Ouest et la résurrection de la politique et de la culture après la période conservatrice de l’après-guerre, Montréal s’est retrouvée au cœur du mouvement architectural moderne, pour des motifs liés autant aux circonstances qu’à la personnalité de la ville. Expo 67, la grande exposition mondiale sur l’Île Sté-Hélène et l’île Notre-Dame sur le fleuve St-Laurent, un des grands moments de créativité dans l’histoire canadienne, a permis de faire découvrir les œuvres des plus grands architectes du monde — des pavillons imaginatifs, audacieux et époustouflants. Montréal, alors la plus grande ville du Canada, était un lieu magique en cette année centenaire du Canada, un laboratoire ouvert à l’expérimentation dans le domaine de l’architecture.
Mais les fondements de cette explosion architecturale avaient été établis plusieurs années auparavant. La Place Ville-Marie, cette tour de bureaux cruciforme faite d’aluminium et de verre, a été construite entre 1958 et 1965. Un des plus beaux exemples de design du milieu du siècle au Canada, elle deviendra le symbole véritable du nouveau Montréal. La Place Bonaventure, construite entre 1964 et 1968, était alors une des plus grandes nouvelles constructions du monde moderne. Occupant un site de deux hectares et demi, elle comprenait 93 000 m2 de surface commerciale et 9 300 m2 d’espaces de bureaux, et reliait la gare et le métro. Audacieuse sur le plan structurel, coûteuse, massive et multifonctionnelle, la Place Bonaventure a eu d’importantes répercussions sur l’aménagement urbain de Montréal, lui donnant la réputation d’être une des villes souterraines les plus importantes au monde.
Eva Hollo Vecsei, qui s’est retrouvée au premier plan de la conception et la construction de la Place Bonaventure, a travaillé intensivement à ce projet sous la direction de Raymond Affleck, partenaire de la firme d’architecte ARCOP (Architects in Cooperative Partnership) & Associates. Cette femme architecte sera catapultée au cœur de la grande transformation architecturale de la ville. Née à Vienne en 1930, Mme Vecsei a immigré au Canada après la révolution hongroise de 1957. Elle avait déjà un portfolio fort impressionnant, ayant contribué à de nombreux projets à grande échelle, notamment des logements de mineurs en Hongrie et des écoles à Budapest. Pour l’époque et le lieu, soit le Canada d’après guerre, elle était une véritable figure d’exception. Les quelques femmes canadiennes inscrites dans les écoles d’architecture étaient presque invariablement reléguées à la décoration intérieure, à l’architecture résidentielle et à la préservation historique, des « ghettos » professionnels pour les femmes architectes de l’époque. Elles avaient rarement l’occasion de travailler aux grandes structures commerciales et industrielles qui transformaient le paysage d’une ville et, par conséquent, de se faire un nom dans l’industrie.
Mais Mme Vecsei a vécu dans une période et un lieu exceptionnels. Même si cette exposition, universelle rappelons-le, a été nommée, sans ironie, Terre des Hommes, la turbulence et les transformations sociales des années 1960 ont secoué les normes de la société nord-américaine, notamment le rôle des femmes. Le Québec a vécu des changements en profondeur en très peu de temps. Le décès du premier ministre Maurice Duplessis en 1959 et la défaite de son parti ultraconservateur, l’Union Nationale, lors des élections de 1960, marquèrent le début de la Révolution tranquille au Québec. Au cours des quinze années suivantes, la province passa d’un gouvernement de droite conservateur à un gouvernement nationaliste et séparatiste, le Parti Québécois, qui obtint le pouvoir pour la première fois en 1976. Ces bouleversements politiques reflétaient les grandes transformations sociales et économiques, notamment la diminution marquée de la population vivant de l’agriculture, le délitement de l’Église catholique romaine, la montée de la fonction publique et l’accès accru à l’éducation. C’est dans ce milieu que Mme Vecsei et plusieurs de ses collègues évolueront. Même si le Québec de 1942 fut la dernière province à reconnaître les femmes architectes, les premières expériences de ces pionnières furent vécues bien différemment de celles des autres femmes du reste du Canada. Montréal vivait une période d’effervescence sans précédent dans les années 1960 et les femmes architectes, plus que leurs contreparties ailleurs au pays, pouvaient occuper des rôles de premier plan dans la création du patrimoine bâti. Ce faisant, elles ont modifié leurs trajectoires professionnelles, détruit des mythes sur les femmes au sein de la profession, ouvert la porte aux autres femmes et, pour une bonne part, ont donné à Montréal son visage contemporain.
Leurs réalisations ne passèrent pas inaperçues, mais pas nécessairement pour leur valeur. Dans l’importante couverture médiatique qui suivra l’inauguration de la Place Bonaventure, on mettra beaucoup l’accent sur le fait qu’Eva Vecsei était une femme. Cette dernière n’apprécia pas les sous-entendus des journalistes et prit ses distances par rapport au travail traditionnel effectué par les femmes. Elle dira au Montreal Star en 1965 : « S’il-vous-plaît, ne me mettez pas dans la catégorie des femmes qui ajoutent leur petite touche rose… Je ne veux pas bâtir des maisons uniformes et identiques… Ce qui me passionne, ce sont les grandes structures qui permettent de s’exprimer et qui requièrent des solutions complexes. »
Elle n’était pas seule. Blanche Lemco van Ginkel, diplômée de l’école d’architecture de McGill, avait conçu les plans originaux d’Expo 67 avec son mari. Elle deviendra la première femme doyenne d’une faculté d’architecture en Amérique du Nord, à l’Université de Toronto, en 1980. Dorice Brown Walford a été une des architectes du très innovateur pavillon du téléphone à l’Expo et a ensuite travaillé à la conception de certains des plus grands centres hospitaliers de Montréal, incluant le Allan Memorial Institute de l’hôpital Royal Victoria. Pauline Clarke Barrable, membre de l’équipe d’architectes de la Place Bonaventure, est devenue l’architecte principale de la Banque Royale du Canada. Sarina Altman Katz a également été l’architecte principale pour les projets Habitat des bureaux de Moshe Safdie. Janet Leys Shaw Mactavish a créé des plans innovateurs pour plusieurs écoles de l’ouest de l’île de Montréal, notamment une école circulaire au milieu de laquelle se trouve un auditorium. Au Québec, la plupart des 18 femmes architectes membres de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ) avant 1970 faisaient tout sauf ce que l’on qualifiait alors de « travail de femme ». Elles ont plutôt acquis leur expérience en concevant des immeubles non résidentiels à très grande visibilité. Bon nombre de ces femmes ont d’ailleurs mentionné que leur collaboration aux plans de la Place Bonaventure a joué un rôle crucial pour la suite de leur carrière.
Bon nombre de ces femmes ont bénéficié d’une formation suivie à l’étranger. En Europe de l’Est, d’où provenait Mme Vecsei, les femmes architectes n’étaient pas une denrée rare. Blanche van Ginkel, une Anglaise, avait déjà travaillé en France avec le maître de l’architecture moderne, Le Corbusier, et s’était spécialisée en urbanisme. Dorice Walford, née à Moose Jaw, en Saskatchewan, a aussi travaillé avec Le Corbusier à Paris, ainsi qu’avec Skidmore Owings et Merrill, connus aujourd’hui pour des immeubles tels que la tour Sears de Chicago. Le fait d’être née ou formée en Europe de l’Est, où les femmes architectes représentaient après la guerre une part importante de la profession, leur a permis d’acquérir les connaissances, les compétences et l’expérience nécessaires pour se tailler une place sur la scène de l’architecture montréalaise, encore dominée par les hommes.
Certaines femmes ont également bénéficié du poste de leurs maris, également architectes, et qui connaissaient bien les difficultés de cette pratique. Cependant, même si certaines ont réussi à décrocher un poste en épousant un architecte, elles demeuraient invariablement sous-payées. Certains directeurs se demandaient même s’il était vraiment nécessaire de verser deux salaires, puisque la femme travaillait au même endroit que son mari. Néanmoins, certaines firmes ont réellement encouragé les femmes. En effet, ARCOP, deux autres cabinets de Montréal, soit Barott, Marshall, Merrett et Barott (BMMB), et David, Barott, Boulva (DBB), étaient reconnus pour engager des femmes.
Mais l’air du temps, plus que toute autre chose, eut un effet favorable sur le rôle des femmes en architecture. Dans les années 1960, Montréal était au carrefour de la créativité, du capital et de la remise en question des anciennes façons de faire, une ambiance générale qui a ouvert des portes aux femmes. Ce fut un moment décisif. Malgré les obstacles qu’elles devaient surmonter, les femmes architectes du Québec avaient enfin la possibilité de contribuer à la planification et à la conception de grands projets publics et commerciaux. La grandeur de projets tels que l’Expo 67, la rapidité avec laquelle ils ont été conçus et bâtis, les nouvelles façons de travailler en équipes (comme dans le cas de la Place Bonaventure) et le recours à de nouvelles technologies ont permis aux femmes architectes du Québec d’acquérir l’expérience requise pour occuper des rôles d’avant-plan au sein de la profession et ne plus se confiner à des tâches secondaires.
Après 1970, le nombre de femmes architectes au Québec grimpe en flèche. En 1992, 55 % de toutes les femmes architectes canadiennes étaient membres de l’Ordre professionnel des architectes du Québec. En fait, malgré un départ tardif en 1942, les Québécoises sont les plus nombreuses à représenter les femmes au sein de la profession au Canada. Elles sont essentiellement entrées en poste dans les années 1970 et 1980. Au début des années 1970, lorsque Mme Vecsei a commencé à travailler au projet controversé La Cité, un développement urbain polyvalent de 120 millions de dollars qui nécessitait la démolition d’un vieux quartier de maisons victoriennes, le fait qu’elle soit une femme n’a pas soulevé beaucoup d’intérêt, un contraste avec la couverture sur la Place Bonaventure, où l’on soulignait sa perspective à titre de femme et sa « beauté ».
Les reportages sur La Cité n’en feront aucunement mention.
Designing Women: Gender and the Architectural Profession Profession par Annmarie Adams et Peta Tancred est publié par les University of Toronto Press.
Encore une profession « envahie »
Un livre sur les maisons anglaises inspira Esther Marjorie Hill à devenir la première architecte canadienne reconnue par son ordre. « J’y pensais de plus en plus souvent, tout en cachant mes intentions au monde extérieur », confesse Mme Hill lors d’une entrevue en 1921. Après ses études à l’Université de l’Alberta, elle passe à l’Université de Toronto, où elle deviendra la première femme à être admise dans un programme d’architecture. Elle obtint son diplôme le 4 juin 1920 « sous les applaudissements nourris des étudiants », rapportera The Globe le lendemain.
Cependant, tous ne se réjouissaient pas de cette percée des femmes dans le monde de l’architecture. C.H.C. Wright, professeur de Mme Hill à l’Université de Toronto, choisit de boycotter la cérémonie. Le jour précédent, il aurait dit au journaliste du journal The Globe « la femme canadienne a encore envahi une autre profession. »
Mme Hill, une femme qui ne craignait pas la différence, accepta un poste de décoratrice pour le grand magasin Eaton de Toronto après avoir obtenu son diplôme. À son retour en Alberta, en 1921, elle constate que l’accueil qu’on lui réserve à titre de « lady architecte » est beaucoup plus froid que ne lui avait laissé espérer sa cérémonie de remise des diplômes. Son dossier d’inscription à la Alberta Association of Architects fut refusé. S’attendant sans doute à recevoir sa demande, l’Association décide d’imposer une nouvelle exigence, soit une année complète d’expérience professionnelle. Ce n’est qu’en 1925, à la suite d’études supérieures en urbanisme à l’Université de Toronto, d’un cours d’été à l’Université Colombia et d’un stage dans une firme d’architectes de New York que Mme Hill fut finalement acceptée par l’Association de l’Alberta, et deviendra la première femme architecte canadienne professionnelle.
Cependant, Mme Hill ne fut pas la seule victime de cette résistance au sein de la profession. La première femme à s’inscrire auprès de l’Association des architectes de l’Ontario (AAO) était Alexandra Biriukova, mieux connue pour sa conception d’une des grandes réalisations du modernisme canadien, la maison de l’artiste du Groupe des sept, Lawren Harris. Comme bon nombre des femmes architectes qui pratiquèrent au Québec une génération plus tard (voir l’article principal), elle arrivait d’Europe de l’Est et avait déjà une formation d’architecte. Malheureusement pour l’histoire de l’architecture canadienne, elle remit sa démission de l’AAO en 1934 et consacra le reste de sa vie à soigner les tuberculeux, à Toronto.
Pendant la période précédant la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait que cinq femmes architectes, incluant Mme Hill. Par rapport à d’autres pays, l’entrée des femmes canadiennes dans la profession fut tardive. Louise Blanchard Bethune fut la première femme à devenir membre du American Institute of Architects, en 1888. Ethel Charles devint une architecte agréée dès 1898, en Angleterre.
Après un second stage à New York, Mme Hill revint en Alberta en 1928 pour travailler avec une firme d’Edmonton, notamment au projet de bibliothèque publique de la ville. Le travail se faisant plus rare pendant la Dépression, elle se mit au tissage, fabriqua des gants et des cartes de souhaits, et enseigna. Elle déménagea à Victoria en 1936, mais sa pratique en architecture ne débuta réellement qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’elle commença à dessiner des maisons modernes et pratiques pour les anciens combattants et leurs familles, au coût de 50 $ par maison. Ses maisons sont faciles à reconnaître : elles sont généralement de forme rectangulaire et les côtés longs encadrent l’entrée principale. Les maisons de Mme Hill comprennent également de larges avant toits, des plafonds à gorges, de grandes fenêtres, un foyer surélevé, des vestiaires, plusieurs meubles intégrés et de grands espaces de rangement.
Comme pour de nombreuses femmes architectes du Canada anglais, les cuisines représentaient une part importante de leur travail. Et comme les cuisines sont souvent les premières pièces que l’on rénove dans les vieilles maisons, les cuisines de Mme Hill sont pratiquement disparues, cachées dans les murs de maisons conçues pas d’autres (hommes) architectes. Les cuisines de Mme Hill étaient efficaces et épurées, et comportaient des détails astucieux, comme des comptoirs élevés (90 cm) aux coins arrondis, des plateaux tournants, des électros encastrés et des passe-plats entre la zone cuisine et la zone repas. Elle a reçu une rémunération de 60 $ pour une cuisine de Victoria conçue en 1966, pour une maison bâtie en 1930.
Sans doute que sa propre cuisine lui a servi de modèle, puisqu’elle installa son bureau au rez-de-chaussée de la maison de ses parents, peu après le décès de son père en 1960. Le télétravail était et demeure une approche plus fréquemment adoptée par les femmes architectes. Mme Hill ne s’est jamais mariée et semble n’avoir eu ni employés, ni associés. Son père, Ethelbert Lincoln Hill, qui a été bibliothécaire en chef à la bibliothèque publique d’Edmonton de 1912 à 1936, fut un personnage important dans sa vie. C’est même elle qui a tissé les étoffes dont étaient faits les costumes et manteaux de son père.
Parmi les bâtiments publics plus imposants auxquels a collaboré Mme Hill à Victoria, notons le Glenwarren Lodge, la première résidence pour aînés au Canada. Elle a également conçu l’annexe de l’église Emmanuel Baptist en 1955, aujourd’hui le théâtre Belfry.
Marjorie Hill est décédée en 1985 à l’âge de 89 ans en nous léguant des maisons et des bâtiments distinctifs. Même si, en tant que femme, elle a été une pionnière au sein de la pratique de l’architecture au Canada, elle demeure peu connue. Espérons que sa contribution sera un jour reconnue à sa juste valeur.
Cet article est paru à l’origine dans le numéro de décembre 2000-janvier 2001 du magazine The Beaver.