Des féministes sur le front intérieur

Les femmes de l’après-guerre ont accès au marché du travail. Elles ont maintenant le droit de voter. Mais, leur élan s’essoufflera. Par Charlotte Gray


Les hommes qui reviennent de l’enfer des tranchées ont tout un choc à leur retour au pays. Oui, on célèbre la victoire, on organise des banquets d’accueil et on est content de revoir ceux qu’on aime, mais pendant que les soldats se débattaient dans la boue des champs de bataille en France, leur propre pays connaissait une profonde transformation.

Des milliers de femmes canadiennes avaient troqué le tablier pour des combinaisons de travail, des tailleurs ou des uniformes afin de remédier aux pénuries de travailleurs dans les usines, les champs, les écoles et les bureaux. Elles avaient pris goût à la liberté que procure un emploi, mais également au salaire hebdomadaire qui en est le corollaire. En outre, elles commençaient à prendre la mesure du rôle qu’elles pouvaient jouer dans les affaires nationales. Elles prirent la tête d’un mouvement visant à interdire la vente d’alcool dans les provinces des Prairies, une intervention qui, selon James Gray, auteur de Booze: When Whiskey Ruled the West, permit d’atteindre une réduction de 80 % de la consommation d’alcool. Elles avaient le droit de voter dans six provinces. À Ottawa, le premier ministre Robert Borden, emboîta le pas : le suffrage des femmes, quoiqu’encore limité, fut introduit aux élections fédérales de 1917 (un an avant le suffrage des femmes britanniques et américaines) et le plein droit de vote leur fut accordé l’année suivante.

Les femmes activistes étaient également convaincues de la pertinence de leur rôle dans la façon dont le pays était dirigé. Un petit groupe de femmes exhorta le gouvernement Borden à tenir une conférence sur les femmes et la guerre à Ottawa au printemps de 1918. C’est là que la redoutable Nellie McClung souleva des idées révolutionnaires, telles que l’équité salariale et la création d’un groupe consultatif de femmes au sein du gouvernement. Dans les heures suivant l’Armistice, Nellie McClung s’affairait à promouvoir ses principes féministes dans le Canada d’après-guerre. « Après avoir obtenu le droit de conduire votre propre voiture, vous satisferez-vous de conduire une charette à bœufs de la rivière Rouge?.... Les femmes doivent revendiquer la place qu’elles ont prise… dans ce nouveau monde pour lequel nous avons payé un si lourd tribut. » Elle poussa même l’audace jusqu’à affirmer que les femmes devaient être représentées à la Conférence de paix à Paris.

Certains soldats de retour au pays furent sans doute horrifiés par cette nouvelle autonomie de leurs femmes et mères. Mais d’autres accueillirent favorablement ce changement, même si cela bouleversait la routine quotidienne (le repas n’était plus nécessairement sur la table à six heure et les femmes n’étaient plus toujours au service des hommes nuit et jour). Certains durent se demander si cette vague allait un jour s’affaiblir.

Et c’est en effet ce qui se produisit. L’indifférence et l’apathie freinèrent abruptement cette vague de changement qu’introduisait le féminisme.

Les féministes de la première heure, comme Nellie McClung et Emily Murphy prirent un certain temps à comprendre que le vent avait tourné. À l’instar de réformateurs, tels que J. S. Woodsworth de Winnipeg, elles constatèrent qu’il y avait beaucoup à faire dans un jeune pays en pleine industrialisation qui accueillait un nombre croissant d’immigrants. Elles s’employèrent à exiger un salaire minimum dans les usines, l’égalité entre les sexes enchâssée dans la loi, davantage de services de santé publics et de meilleures écoles. Mais à leur grand désarroi, l’élan du mouvement féministe s’essoufflait alors que naissait un autre type de société dans le Canada d’après-guerre. Pendant quatre ans, les familles avaient subi pénuries et frustrations, sans compter la perte de nombreux êtres chers. Avec la paix, c’était comme si le pays avait décidé collectivement de tourner la page sur cette douleur et d’adopter sans ambages les plaisirs et l’exubérance de l’ère du jazz. Les lois interdisant la vente d’alcool furent levées. De Halifax à Vancouver, les hôtels organisaient des thés dansants, où des femmes en jupes courtes fumaient la cigarette, buvaient des cocktails et flirtaient ouvertement avec les hommes.

Ce n’était pas le nouveau monde auquel aspirait Nellie McClung lorsqu’elle et ses camarades féministes se mobilisaient pour le droit de vote des femmes. Elle était furieuse contre les femmes qui ne remettaient pas en question le statu quo et qui ne réfléchissaient pas par elles-mêmes.

Nellie McClung a d’ailleurs écrit quelques vers fort éloquents pour illustrer cette colère :

I hold it true — I will not change.
For changes are a dreadful bore —
That nothing must be done on earth
Unless it has been done before.

(Je tiendrai parole, je ne changerai pas.
Car le changement est ma foi fort ennuyeux.
Rien sur Terre ne sera fait
qui n’a déjà été fait).

Mais pendant les années 1920, les ventes de blé atteignaient des sommets inégalés, les trains traversaient le pays à toute vapeur, les industries de l’Ontario produisaient à plein régime et les femmes n’avaient qu’une seule envie : danser.

Les féministes étaient maintenant confrontées au défi qui attend tous les réformateurs une fois les premières victoires remportées. Les femmes canadiennes s’étaient unies autour de la nécessité du suffrage des femmes. Maintenant qu’elles avaient gagné cette lutte, elles ne savaient pas quelle voie emprunter. Devaient-elles miser sur des objectifs sociaux ou politiques? En 1921, Agnes Macphail était députée à la Chambre des communes à Ottawa et les femmes étaient représentées dans six autres assemblées législatives provinciales, mais six femmes parmi une mer de décideurs masculins n’étaient pas suffisantes pour instaurer des changements durables. Comment les femmes pouvaient-elles augmenter leur représentation? Leur faudrait-il créer leur propre parti politique?

Pendant les dix années suivant la Première Guerre mondiale, la vague féministe sembla fragmentée. Elle reprit de la vigueur en 1928, lorsque cinq féministes de l’Ouest contestèrent l’argument selon lequel les femmes ne pouvaient siéger au Sénat canadien parce qu’elles n’étaient pas définies comme des « personnes » dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, la loi fondatrice du Canada. Encore une fois, les femmes se mobilisaient autour d’une question pourtant fort simple : si les femmes ne sont pas des personnes, que sont-elles?

Cet article est paru dans le numéro octobre / novembre 2008 du magazine The Beaver.